UNE NUIT CHEZ DES CHARBONNIERS, par Paul-Louis Courier

UNE NUIT CHEZ DES CHARBONNIERS, par Paul-Louis Courier

Paul-Louis Courier naquit à Paris le 4 janvier 1772, mais vécut une grande partie de sa vie en Touraine. Il fut un remarquable helléniste, mais se fit surtout remarquer pour son œuvre épistolaire.

Courier connut la période troublée de la fin de la Révolution, des guerres napoléoniennes, et de la restauration de la royauté.

Entre la date de la mort de Louis XVIII, le 16 septembre 1824 et la date du sacre de Charles X (frère de Louis XVIII et de Louis XVI) le 29 mai 1825, les passions politiques étaient particulièrement vives en France. Courier publia des pamphlets remarqués contre la royauté et se fit des ennemis notamment parmi les autorités royales et le clergé.

Par ailleurs son mauvais caractère finit par décourager son épouse et à briser la bonne volonté de celle-ci. Elle se vengea avec mauvaiseté…

Paul-Louis Courier fut assassiné le dimanche 10 avril 1825, dans la forêt de Larçay en Touraine qu’il avait achetée en 1815.

Th. H.

Voici l’essentiel d’une lettre de Paul-Louis Courier à Mme Sophie Pigalle, sa cousine :


«  …
Un jour je voyageais en Calabre. C’est un pays de méchantes gens, qui je crois n’aiment personne et en veulent surtout aux Français. De vous dire pourquoi, cela serait long. Suffit qu’ils nous haïssent à mort et qu’on passe fort mal son temps lorsqu’on tombe entre leurs mains. J’avais pour compagnon un jeune homme d’une figure… Dans ces montagnes les chemins sont des précipices, nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine. Mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute. Devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes tant qu’il fit jour notre chemin à travers ces bois. Mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d’une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon. Mais comment faire ? Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier. Nous voilà mangeant et buvant, lui du moins. Car pour moi j’examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers ; mais la maison, vous l’eussiez prise pour un arsenal. Ce n’étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire : il était de la famille, il riait, il causait avec eux. Et par une imprudence que j’aurais dû prévoir… il dit d’abord d’où nous venions, où nous allions, qui nous étions ; Français, imaginez un peu ! chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain ! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens pour la dépense et pour nos guides le lendemain, ce qu’ils voulurent. Enfin il parla de sa valise, priant fort qu’on en eût grand soin, qu’on la mît au chevet de son lit ; il ne voulait point, disait-il, d’autre traversin. Ah ! jeunesse ! jeunesse ! que votre âge est à plaindre ; cousine, on crut que nous portions les diamants de la couronne : ce qu’il y avait qui lui causait tant de souci dans cette valise, c’étaient les lettres de sa maîtresse.
Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept à huit pieds où l’on montait par une échelle, c’était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid dans lequel on s’introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l’année. Mon camarade y grimpa seul et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise. Moi déterminé à veiller, je fis bon feu, et m’assis auprès. La nuit s’était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand sur l’heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j’entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer ; et, prêtant l’oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d’en bas, je distinguai parfaitement ces propres mots du mari : Eh bien ! enfin voyons, faut-il les tuer tous les deux ? A quoi la femme répondit : Oui. Et je n’entendis plus rien.
Que vous dirai-je ? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre ; à me voir, vous n’eussiez su si j’étais mort ou vivant. Dieu ! quand j’y pense encore !… Nous deux presque sans armes, contre eux douze ou quinze qui en avaient tant ! et mon camarade mort de sommeil et de fatigue ! L’appeler, faire du bruit, je n’osais ; m’échapper tout seul, je ne pouvais ; la fenêtre n’était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups… En quelle peine je me trouvais, imaginez-le, si vous pouvez. Au bout d’un quart d’heure qui fut long, j’entends sur l’escalier quelqu’un, et par les fentes de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l’autre un de ses grands couteaux. II montait ; sa femme après lui ; moi derrière la porte ; il ouvrit ; mais avant d’entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre. Puis il entre pieds nus, et elle de dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : doucement, va doucement. Quand il fut à l’échelle, il monte, son couteau dans les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu offrant sa gorge découverte, d’une main il prend son couteau, et de l’autre… Ah ! cousine… Il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s’en va et je reste seul à mes réflexions.
Dès que le jour parut, toute la famille à grand bruit vint nous éveiller, comme nous l’avions recommandé. On apporte à manger, on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l’un et manger l’autre. En les voyant je compris enfin le sens de ces terribles mots : faut-il les tuer tous les deux ? et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait… »

Paul-Louis Courier

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